11 août 2013

Chute moderne

Ne me demandez pas pourquoi, mais je regarde au dehors et je m'interroge sur le sens même de l'écriture. En effet, les mots sont des choses qu'on arrive plus ou moins à saisir et à fixer les uns avec les autres, le tout pour construire des idées intelligibles pour autrui. Et pourtant, rien n'est plus volatile que les mots, et ce "blog" en est une terrible démonstration. Son nom même en est le signe le plus marquant: les paroles s'envolent... Mais vers où? Vers le néant? Vers l'oubli? Non, ce sont les pensées qui s'envolent en fait, plus que les mots eux-mêmes. On laisse la volatilité de la pensée nous mener la vie dure, et bien souvent l'on ne se souvient même plus la raison d'une dispute, la dernière pensée qu'on a eu pour quelqu'un, pas plus qu'on ne retient ses pensées au fur et à mesure qu'elles se constituent.

Alors, plutôt que de les voir s'évaporer, je les couche sur l'écran, je les partage, comme s'il fallait absolument que je m'assure que chacune de ces idées ne puisse pas s'évader. Prisonnières de ce site, mes opinions sont prises dans la pierre, gravées pour un bon moment, ceci afin que chacun puisse, au détour d'une lecture, se dire "tiens, il pense ainsi". Et pourtant... Et pourtant, les opinions évoluent, les gens peuvent changer, tout comme certaines idées peuvent être brisées par la simple apparition d'une nouvelle idée, ou d'une personne. La Foi peut se déliter parce qu'un évènement a réussi à la briser; la Vie, elle-même, n'est faite que d'un courant perpétuel, un souffle incessant, construit par la brise de nos envies, et le changement en est l'essence. On sent ces mouvements, on les ressent, on vibre parfois en harmonie, parfois en totale dissonance, mais on ne peut pas les éviter.

Toutes les tours que nous bâtissons par le verbe s'effondrent constamment. On bâtit des partis, des lignes de conduite, tout cela pour arriver finalement à des ruines, à des cendres, sur lesquelles vont repousser de nouvelles structures instables. Ainsi sommes-nous faits de préjugés, de formats temporaires, de choses dont on ne peut se départir, et qu'on abandonne pourtant facilement à la première bonne occasion. Instables? Versatiles? Non, juste voués à devoir prendre les choses comme elles viennent, à ne pas pouvoir anticiper quoi que ce soit. Celui qui prétend contrôler son monde ne sera que plus douloureusement blessé quand, lui aussi, verra son environnement s'écrouler.

Je vois les vignes qui poussent. Elles ont pris une belle couleur, celle de l'été qui décline, celle qui prétend aux vendanges, de cette teinte étrange et indéfinissable qui vous invite à vous servir un bon verre de vin. Elles sont comme nous, car au printemps de leur existence elles donnent un fruit acide, peu digeste, mais bourré de promesses. A l'été, le grain se gorge de lumière et de sucre, il se gonfle de fierté, et vous donne envie de le dévorer. Puis, l'automne approchant, on le ramasse, on le presse, il prend le chemin du pressoir, comme s'il devait accomplir son travail, celui de s'apprêter à mûrir, à s'intensifier. Puis, durant l'hiver et les années qui vont suivre, le vin va prendre de l'âge, du corps, de l'esprit, pour finalement s'offrir à chacun de nous. Entretemps, sa descendance, elle aussi, va suivre ce même chemin, depuis le pied jusqu'à la bouteille, depuis sa naissance jusqu'à sa mort.

A travers le raisin, nous nous moquons du passé, du présent, et même du futur. Mais ici, entre les murs virtuels d'un site alimenté de mes pensées volatiles, je ne vois pas mes propos se bonifier ou changer. S'ils sont figés, c'est pour être telles des photographies d'un temps qui n'est plus, ou plutôt d'un temps de souvenirs, de réflexions diverses et variées. J'ai offert à ce site ma plume la plus vivace, autant que mes idées les plus sombres. Tel un déversoir, il est le réceptacle du tout venant intérieur, décharge privée de mes torchons personnels. Ai-je la sensation d'avoir changé? Ai-je même l'opinion d'un homme qui se relit et qui rit de lui-même? Non. Je me relis, je m'interroge, et je constate que je suis relativement constant. Le changement est là, j'affine, j'affûte même, mais les dessins sont les mêmes, les images perdurent, et je continue encore à prendre du plaisir à coller de nouvelles photographies dans cet album aussi personnel qu'improbable. Des centaines de textes après la première lettre posée dans cette urne à idées, je n'ai pas encore décidé d'écrire une chute, comme pourrait vouloir le faire l'auteur d'une comédie.

C'est un livre sans début ni fin, c'est un recueil plus qu'une bibliothèque. Il n'y a ici que moi, rien d'autre que moi, le fond de mon être, qu'il soit beau ou laid, qu'il soit brillant ou sale. Je n'ai pas envie d'offrir à mon blog une fin, parce qu'elles signifierait alors que je n'ai plus de plaisir à écrire, que je n'éprouve plus le besoin maladif de coucher sur l'écran mes pensées. Les écrits restent, parce que j'ai toujours eu peur de voir mes pensées s'envoler. Si un jour je suis condamné au supplice de la perte de mémoire, ou pire de la perte de mon identité à travers la maladie, alors j'aurai encore cette bouée de sauvetage intellectuelle, cet endroit si ordinaire sur la toile, et pourtant si spécial pour moi et quelques personnes particulières. Je crois que seule la Mort pourra m'empêcher de passer mes doigts sur le clavier, que seule la faucheuse saura m'intimer l'ordre de ne plus libérer mes rêves sous la forme de lignes brouillonnes et entêtantes.

Certains vouent leur existence à des tâches grandioses, d'autres à exister, tout simplement. Je ne sais pas à quoi vouer ma propre vie, si ce n'est de me dire qu'une fois l'étape passée, l'oubli ne sera pas mon destin. Non que je désire une quelconque renommée, ni même des millions de lecteurs pour rire, pleurer, se moquer, grogner contre moi. Ce que je désire? C'est laisser une trace, comme quand on plante un arbre pour les générations futures, comme quand on aime regarder un bac fleuri, comme quand on partage un repas avec ceux qu'on aime. Si j'écris, c'est que je veux me souvenir, autant que je veux exprimer. Il est difficile de décrire ce sentiment bizarre, ce besoin, cet opium profond qui vous enivre une fois les mots alignés.

J'ai écrit et j'écris encore. J'ai écrit un livre qu'il faut que je me décide à publier. Il ne relèvera pas de moi de décider de son destin, mais toujours est-il que l'écrire fut à la fois une naissance, une vie, et une mort. Des personnages y sont nés, certains y meurent, mais ils expriment tous à travers moi, ils sont "vivants", bien vivants en moi en tout cas. Bizarrement, je n'ai pas eu la sensation d'être leur créateur, mais un porte-parole assidu, un observateur tendre et cruel à la fois, et je leur ai laissé la possibilité de s'épanouir jusqu'au dénouement, jusqu'au point final du manuscrit. Je n'arrive pas trop à comprendre comment ni pourquoi, mais j'étais sur place, j'étais avec eux pour chacune des situations que j'ai pu décrire. Je me serais voulu éloigné, avoir du recul comme pourrait l'avoir un journaliste, mais je n'ai pas réussi à prendre cette marge, et c'est aussi une mort que de devoir les quitter. Je crois que j'ai fait une chute moderne, pas comme quand on tombe d'une chaise ou d'un cheval, mais plus comme quand on raccroche le téléphone après une longue discussion avec quelqu'un qu'on aime profondément.

Je me suis fait le porte-étendard de gens qu'on regarde de biais. J'ai écrit pour qu'on n'oublie pas, pour que surtout on ne juge pas mes personnages à travers des prismes trop faciles à mettre en place. Je ne sais pas si les gens aimeront la vie de mes personnages, ni même si ils s'identifieront en eux, parce qu'ils racontent des horreurs, des situations douloureuses, des choses que nous autres, chanceux, nous n'avons pas eu à vivre. Ils sont des fantômes, ils sont tout le monde et personne à la fois, des gens ordinaires qui ont vécu un passé qu'on voudrait tous oublier. Mais ils étaient en moi, attendant l'heure propice pour prendre la parole. Et c'est à travers leurs bouches et à travers ma plume témoin qu'ils disent ce qu'ils ressentent. C'est avec violence et tendresse qu'ils disent le fond de leurs pensées, qu'ils revendiquent ce qu'ils sont, parce que les personnages des livres ne sont pas que des idées, ils sont des pensées, des sentiments, des témoins qui figent l'identité même de l'auteur. Certains ouvrages sont voués à l'oubli, parce que leur écrivain n'a pas daigné soutenir le propos et les choses qu'ils décrivent. L'exercice de l'écriture est, pour certains, une simple façon de faire de l'argent, de lancer des banalités, des clichés éhontés, parce qu'ils savent ce qui va plaire. Moi, quand j'écris, je ne me moque ni de moi-même, ni de mes lecteurs; J'écris, parce que je le dois, parce que je dois dire ce que je ressens, que ce soit clairement, ou à travers des images, à travers des situations inventées ou, malheureusement, que trop réelles.

On ne sort jamais indemne du véritable épanchement de l'écrit. On ne peut pas passer outre le fait que c'est le "soi" profond qui parle, pas plus qu'on ne peut éviter le fait être émotionnellement accroché à ses personnages. Quand on écrit sincèrement, cela peut devenir une véritable douleur, une passion brûlante, ou, au contraire, une félicité d'avoir réussi à mettre en forme quelque-chose de clair, précis, réel pour soi, et, je l'espère, réel pour les autres. Ce n'est pas tant un art qu'une besogne longue et périlleuse, car les mots, une fois brodés ensemble, prennent un sens et une forme qu'il nous faut assumer. J'assume ainsi chacun de mes propos, chacune de mes opinions. J'ai mis énormément de moi dans mon livre, bien plus que quelques idées jetées au gré du temps et de l'instant.

Ainsi, chers lecteurs, si peu nombreux que vous soyez, j'espère pouvoir un jour vous faire lire ce livre, vous l'offrir en pâture, car c'est aussi ça, finalement, écrire: être dévoré par les autres, digéré, compris, interprété en bien ou en mal, mais toujours d'une manière ressentie. Un écrit se doit d'être ressenti par autrui, sinon cela veut dire que l'auteur n'a rien mis de lui dedans. Et ça, voyez vous... Ce serait la plus pénible des douleurs. Mieux vaut la haine que l'indifférence, car l'indifférence, et elle seule, nous pousse à passer notre chemin avec dédain. Quand aime, ou quand on n'aime pas, on a au moins le mérite d'être ressenti.

Merci de me lire, et ce malgré le temps qui passe. Merci d'être encore là, pour les rares qui prendront la peine d'aller jusqu'au bout de cette longue réflexion.

A vous tous, merci.

A toi, ma fleur, merci. (Elle se reconnaîtra et comprendra)

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